Debout dans la pénombre, à ta table de travail, machine à coudre enfin silencieuse.

Soupir. Corps qui craque. Si Ostara l’entendait, elle t’enverrait immédiatement à l’aile hospitalière.

Tu ne sais pas ce que tu as en ce moment. Tu as beau te laver les mains plusieurs fois par jour, tu as l’impression – la sensation – qu’elles sont toujours poisseuses. L’impression – la sensation – que tu salis le précieux tissu, le fil de laine, la boucle de ses cheveux rouges entre tes doigts.

Si Ostara l’apprenait, elle t’enverrait immédiatement à l’aile hospitalière.

Grimace. Tu n’aimes pas les médecins.

Pour compléter le rituel de ta fin de journée tu t’attelles au rangement de votre appartement. Il n’est pas bien grand, l’espace que tu t’es alloué pour coudre encore moins; des patrons de couture ont glissé jusqu’au seuil de votre chambre, des échantillons parsèment le sol et tu as, évidemment, renversé deux fois la boîte écornée où tu ranges tes épingles.

Quand tu te mets à genoux pour en attraper une que tu as vu briller faiblement sous une chaise (tu pourrais allumer le plafonnier, mais tu te sens si bien dans l’obscurité), ton genoux droit émet un bruit sec qui résonne désagréablement dans la pièce.

Aïe.



Si Ostara l’apprenait…

Tu te redresses et ton corps crépite comme un feu de bois vert; entre le pouce et l'index, l'épingle vagabonde. Sa main, tu la retiens, tu l'embrasses. Instant de grâce.

Avant de faire une bêtise tu vas reposer l'épingle parmi ses sœurs, déployant des trésors de prudence pour ne rien déranger. Derrière toi elle s'affaire. Tu veux la prendre dans tes bras, tu veux aussi lui laisser l'espace de muer de sa peau de commerçante à sa peau d'Ostara. Tu connais l'odeur verte qui l'habille, le parfum aigrelet, tu l'imagines réunir les roses en bouquet, un bouquet énorme, l'eau que les tiges font goutter sur le carrelage, la peau qui esquive les épines, le bruissement des feuilles les unes contre les autres.

Quand vos regards se croisent, tes doigts décalquent sur ton visage les traits tirés du sien. Elle a la mine brouillonne sous le plafonnier cruel, les yeux battus. Tu hausses les sourcils en forme de question.

Ostara te tient et elle ne te laissera pas t'échapper. Tu fais mine de protester, pour rire, avant d'embrasser sa chevelure et de passer les bras autour de ses épaules, répondant à son étreinte. Et c'est toujours le visage dans ses cheveux que tu dis, la voix rauque par manque d'exercice:

– C'est comme si j'avais toujours les mains sales, depuis quelques jours. On ira ensemble voir le médecin.

Délicatement tu défais son étreinte, gardant ses mains entre les tiennes juste le temps de l'embrasser sur le coin de la bouche.

– Oui, si tu veux. Restons tranquilles ce soir.

Toi qui as passé la journée enfermé ici, tu serais bien sorti. Mais la priorité est qu'Ostara se repose et que son sommeil revienne. Pour une fois, tu serais prêt à accepter la présence de ce rival nocturne – car il n'y a qu'avec vous deux qu'elle s'abandonne de la sorte. Tu t'esquives pour aller chercher de quoi dresser la table pour vous deux.

– On pourrait organiser quelque chose avec les autres bientôt.

«Les autres», c'est votre groupe d'amis, votre bande, si l'on peut dire ça comme ça. Contrairement à ce que pourrait laisser penser ton penchant pour le mutisme, tu aimes la compagnie et l'ambiance de la fête. Il n'y a que les rires pour égayer un peu les murs gris qui délimitent votre portion congrue du monde, ce monde vaste et inhospitalier qui s'étend à perte de souffle de l'autre côté des fenêtres.

Dans votre duo, c'est à toi qu'on attribue volontiers le rôle de l'angoissé. Ta réticence à parler, ta discrétion, ta maladresse fébrile peignent le portrait d'un homme anxieux, les nerfs à vif, effrayé du monde et de lui-même avant tout. Ostara, la solaire Ostara, ne peut être que la confiance incarnée. On ne parle jamais du feu comme d'une proie.

Pourtant ce n'est pas un prédateur que tu accueilles à nouveau dans le refuge de tes bras, non: c'est un lapereau secoué d'une frayeur qui t'est inconnue. Tu as appris à faire confiance à son intuition, alors tu la serres, fort, un peu trop peut-être.

– Je ne pense pas savoir faire quoi que ce soit d'autre, mon amour.

Mais tu voudrais être capable de tellement plus que simplement l'aimer: tu voudrais savoir comment apaiser ses tourments, comment lui accorder cette pause dont elle a besoin, comment lui rendre le sommeil. Comment la rendre heureuse. Mais ta femme est une énigme, Ulysse. Et ta femme est malheureuse.

– Ostara…

Les arabesques que tu traces du bout des doigts dans son dos seraient pour n'importe quel témoin de votre étreinte un ballet dicté par le hasard ou l'automatisme. Mais elle, elle sait déchiffrer leur alphabet. Tu sais qu'elle y sentira la phrase bien avant que tu ne réussisses à l'articuler à mi-voix.

– Tu t'empêches de me parler.