Un sourire aimable à cette vieille femme qui vient chaque mercredi chercher sa lotion pour l’hydratation des pieds de son époux avant la fermeture de la boutique. Tu n’es pas du genre à pousser les clients vers la sortie. Tu prends ton temps. Tu aimes discuter. Tu aimes conseiller. Tu aimes ton métier, voilà tout. Tu es faite pour ça.

Mais en ce début de soirée, c’est un peu différent. Mildred parle et parle encore. Comme à son habitude, elle te raconte sa semaine. Elle te raconte la vie de ses enfants. De ses petits enfants. Ses problèmes et ses petites joies. Mais surtout, beaucoup de commérages. Des sujets que tu abordes avec grand plaisir en temps normal, mais là tu es un peu pressée. Promptement, tu l'escortes vers la sortie alors qu’elle continue de parler et parler.

Enfin, tu es seule dans l’apothicairerie. La clef tourne dans la serrure pour verrouiller la boutique derrière toi. Tu avances à pas pressés. Ton œil gris cherche ce fameux café dans lequel tu as rendez-vous. Ce doit-être celui-ci. Tu imagines. Le seul dans les environs. Il semblerait que tu sois la première arrivée. Qui l’eût cru. Assise à l’une des tables prévue pour deux personnes, tu attends patiemment.

Ton œil vagabonde ça et là. Il observe les passants. Des visions qui te tordent parfois le cœur. Une famille heureuse, unie, soudée. Un couple amoureux. Des enfants qui jouent, qui rient. Le genre de joyeuseté que tu n’as pas réellement connu. Songeuse d’une vie factice, tu es perdue dans tes propres pensées mensongères. Si bien que tu ne vois pas tout de suite Ostara. Tu ne vois ni ses cheveux d’un rouge profond, ni sa prestance étonnante qu’elle dégage. C’est le signe de bras soudain de la jeune femme qui attire ton attention. Tu te redresses sur ta chaise, réajuste ton sourire alors qu’elle te rejoint rapidement.

« Ne t’en fais pas, je viens seulement d’arriver moi aussi. Et pour les mêmes raisons ! »

Ton rire accompagne le sien. Cristallin, quoiqu'un brin mélancolique derrière ses plus fines coutures. Chrysanthème, dire que tu es parfaitement à l’aise serait mentir. Mais mentir, c’est ce que tu fais de mieux.

« Oh juste un café, ça ira très bien. Et toi ? »

Demandes-tu, curieuse. Les mains croisées sur la table qui vous sépare, tu observes la fleuriste calmement. C’est que tu ne la connais que de vue. Et encore. Tu connais surtout son échoppe plus qu’autre chose. Jusqu’à un peu plus tôt, tu ne connaissais même pas son prénom. La situation ne te met pas vraiment mal à l'aise, bien au contraire à vrai dire. Après tout, tu reçois de l'attention. C'est ce que tu cherches, non ?

Ah. Un thé. Tu ne commandes jamais de thé dans ce genre d'endroit. Tout simplement parce qu'il existe trop de variantes, trop de parfums différents. Pourtant, tu adores ça. Bien plus que le café, ça c'est sûr. Mais après tu changes quarante fois d'avis, tu perds contenance, tu perds en crédibilité. Alors bon. Un simple café ça fait toujours l'affaire. Et c'est presque ce que tu as envie de répondre à Ostara quand elle ne précise pas clairement ce qu'elle veut.

« D'accord mais, lequel ? »

Demandes-tu calmement. Le sourire n'a pas quitté tes lèvres peintes d'un rouge profond. Ton oeil curieux l'observe, l'analyse. Essaie du moins. Une habitude, un réflexe. Avoir un coup d'avance sur les autres, toujours. Toujours. On ne sait jamais. Tu ne la connais pas. Et aussi sympathique semble-t-elle, l'est-elle vraiment ? Chrysanthème, t'ouvriras-tu aux autres un jour ? Chrysanthème, quand baisseras-tu ta garde ?

« Me faire peur ? Pas du tout. Je suis simplement... comment dire... intriguée de connaître les raisons qui t'ont poussées à m'écrire. J'avoue que ce n'est pas quelque chose d'habituel. Pas que s'en soit déplaisant pour autant. »

Ta phrase se ponctue d'un énième rire. Il n'en reste pas moins que tu es tout à fait sérieuse. Tu doutes toujours des autres. Et imaginer qu'elle n'a pas d'arrières pensées ne te traverse même pas l'esprit.

Une jeune serveuse qui se pointe devant vous. Et toi qui commande pour vous deux, te permettant même de choisir le thé d'Ostara sans sourciller. Après tout, il fallait se décider plus vite mademoiselle. Chrysanthème n'a pas tout son temps. La femme repart pendant que tu hausses un sourcil. Aucune idée hein ?

Mais ce qui vient ensuite te ferait grincer des dents si tu n'avais pas le parfait contrôle de toi, de ton image. Tu ne veux pas parler d'Ilan. Tu ne veux pas qu'une inconnue t'en parles. Pourquoi elle s'en mêle ? Qu'est-ce qu'elle veut ? Remuer le couteau dans la plaie ? Tu la hais. Tu la hais. Tu... Tu lui souris sans tréssaillir. La chaleur dans ses yeux contraste tant avec le froid qu'elle vient de jeter sur ton coeur. Mais surtout, tu as presque l'impression d'être en confiance. Alors tu passes l'éponge. Tu effaces l'ardoise pour cette fois. Ce n'est qu'une maladresse n'est-ce pas ? Ostara n'a pas cherché à t'offenser.

« C'était il y a sept ans tu sais. Je suis même surprise que tu en aies entendu parler. Après tout ce temps, je crois que beaucoup on oublié son existence. »

Pas toi. Pas Nacre. Mais le reste du Bâtiment ? Le reste du monde ? Plus personne ne se souvient d'Ilan.

« Tu sais, depuis j'ai fait mon deuil. Je te remercie de chercher à prendre soin d'une inconnue. Mais je préfère avoir de la compagnie parce qu'on s'entend bien plutôt que parce que j'ai perdu ma famille. »

La pitié, les regards jugeants, les messes basses, tu repenses à tout ça. À tout ce que tu as vécu en sortant de l'aile hospitalière. Pas tes souvenirs préférés, ça c'est sûr.