La journée passe, se termine, et il ne reste plus rien d’autre qu’une salle vide devant Nacre. Il soupire, laisse ses muscles se détendre. Le seul court instant de la journée où Nacre accepte de se poser, de se relâcher - en dehors de quand il est enfermé chez lui. Ça ne dure néanmoins pas longtemps. A peine le temps d’une inspiration et d'une expiration, et voilà que Nacre a tracé tout droit en direction de la rue.

La monotonie à rester croupir enfermé uniquement dans son boulot, c’est un merci mais non merci. Oh, Nacre, il a beau être bien et à sa place, reste que, s’il peut s’éviter de créer un train-train quotidien, il se l’évitera. Et quoi de mieux que de rentrer, et peut-être potentiellement faire ou ne pas faire quelque chose. Tout dépendra de Visha aussi - d’ailleurs, Nacre espère qu’il est déjà rentré, ou alors sur le chemin du retour ; cette idée qu’ils ont les gamins que de grandir trop vite et d’être capable de rentrer tout seul !

C’est en arrivant à proximité de l’appartement où il habite qu’il reçoit un message sur son COM. Nacre, il le lit, il passe par plusieurs émotions différentes, d’abord l’exaspération, puis un peu gène, avec aussi une légère colère qui voulait dire non mais je te dérange pas aussi ?, mais en même temps c’était un peu marrant. Bref, un mélange qui se finit par un oui, j’en tiens compte, et adviendra que pourra s’il y aura suite. Et puis, il arrive finalement. « Visha ? T’es déjà là ? », qu’il lance à l’aveugle, Nacre, et sans attendre de réponse, va se chercher un verre d’eau.

Entendre la voix de Visha a comme un quelque chose de rassurant, de réconfortant. Quand bien même ce n’est plus la pétillante voix que peuvent avoir les enfants… Mais Visha n’est plus un enfant, il y a des moments où c’est pas facile de se le rappeler, ça pousse toujours trop vite ces trucs. Un regard en direction de la voix, pour le voir, vraisemblablement en grande concentration. C’est que ça le fait sourire, à Nacre.

Il s’approche, Nacre, cette grossière erreur, parce c’est qu’il a tout juste le temps d’oser poser un regard sur ce Visha faisait que tout disparaît de ses yeux aussi vite qu’un claquement de doigts. « Ben tiens ! J’aurais peut-être du mettre plus de temps à rentrer si j’avais su. », ce n’est pas vraiment un reproche, juste que bon, dernièrement Visha n’a pas forcément été l’élément le plus exemplaire de sa classe - et ça, il l’entend tous les jours, Nacre, le défaut d’avoir pour collègue les professeurs de Visha… Mais bon, en même temps, mis à pas cette fâcheuse tendance à sécher les cours où encore à foutre un peu le bazar en classe, y a-t’il forcément quelque chose à lui reprocher ? … D’accord, tout ceci est peut-être suffisant, Nacre veut bien l’admettre. C’est tout comme, Nacre remarque les mimiques un peu insolantes que Visha arbore ; mais bon, c’est un trait assez courant chez les jeunes, ça. Ah, y a pas à dire que parfois c’est affreusement horripilant, mais bon, ça, il laisse passer parce qu’il était pareil aussi, Nacre, alors bon.

Et puis, il sort qu’il a faim. « Quoi, déjà ? », bon, il est vrai que les enfants en pleine croissance ont toujours faim, et… Bon, en fait c’est juste chercher des excuses pour chercher des excuses, maintenant qu’il y pense, Nacre est pas contre le fait de manger aussi. « T’es plutôt quoi ce soir, le repas de la cafèt’ ou on change un peu de l’ordinaire reste sur le repas de la cafèt’ ou tu veux qu'on aille voir ce qu'ils proposent dans les restau ? ».

« Encore ? », il fronce les sourcils, et croise les bras, Nacre. Il en a parlé, au collège, il a parlé et à demandé des explications, des changements. Pas qu’une fois, pas que deux fois non plus. On lui a toujours répondu, dans un vague hochement de tête qui n’a jamais rien de sincère, que ça allait changer. Ah, par contre, quand il s’agit de faire remonter les “exploits” - dans le sens le plus péjoratif du terme - de Visha, ce sont les premiers ; mais à l’inverse… Nacre espérait au moins que cette fois-ci, son fils aurait eu plus de temps de répit. Malheureusement non.
La honte, c’est ce sentiment qu’il ressent, Nacre. La honte et une grande tristesse, une grande peur. Ne pas être à la hauteur de la situation, bon sang, tout ceci dure depuis bien trop longtemps. S’en prendre à un enfant est probablement la pire des choses à faire. Mais en même temps, lui, de son côté, qu’à-t’il fait de plus si ce n’est remonter sans cesse les problèmes ? Est-ce-que tout cela a conduit à quelque chose ? La réponse est non. Il aurait dû faire quelque chose plus tôt, gueuler plus fort, mettre le fautif devant les faits, le faire avouer. Non, Nacre avait jusqu’à présent sagement obéit aux règles, suivit la consigne à la lettre en ne faisant que remonter les plaintes. Et qui c’est qui en payait aujourd’hui les frais ? C’est Visha.
Il bouillonne un peu, Nacre, comment ce système tient-il encore debout alors qu’il ne fait que miner davantage Visha un peu plus à chaque fois ?

Nacre attrape une chaise pour se mettre à la même hauteur que Visha, ça lui sert aussi à calmer ses pensées, c’est qu’il ne veut absolument pas que sa colère grandissante se fasse de trop ressentir face à Visha. C’est que, Nacre à beau ne pas parvenir à saisir tout ce qui travaille l’enfant, mais, il n’a pas besoin de tout saisir pour pouvoir comprendre. « Tu me diras s’il se passe d’autres trucs ? ». Nacre aimerait poursuivre sa phrase en lui disant qu’il va faire quelque chose. Il ne le fait pas car il ne veut rien promettre dans l’immédiat à Visha. Il ne le fait pas car il n’a pas, dans l'immédiat, le moyen de régler tout cela, bien qu’une idée lui germe en tête.

Tout ce qu’il peut faire, Nacre, c’est de trouver le moyen de s’aérer les esprits. D’abord celui de Visha, le sien aussi, un peu. Malheureusement, même si Visha est intéressé, c’est bien vite de la réticence qui s’impose. Oh, Nacre aimerait tellement que Visha lui parle à coeur ouvert de tout ce qui l’affecte - parce qu’à partir du moment où ça affecte Visha, alors ça affecte également Nacre - mais en même temps, il ne peut pas l’obliger. Une douleur au coeur, telle une pointe, s’installe face au ton qu’emploie Visha, face à son attitude. Il ne doit rien laisser paraître, Nacre, s’il faiblit, s’il craque, il a peur d’entraîner l’enfant, son enfant, avec lui. Et ça, jamais.

« Je pense qu’on peut aller voir ce que les restau proposent, et leur demander de nous préparer la nourriture dans nos plats, comme ça on peut revenir manger ici ? Où dans un endroit plus calme. », Nacre attrape deux récipients refermables pour appuyer ses propos. « Et s’ils ne veulent pas, on peut aussi regarder les menus, voir ce qui nous plaît et essayer de le refaire chez nous avec ce qu’on a. ». C’est-à-dire pas grand chose parce que souvent ce sont les repas du réfectoire, mais en retournant un peu les placards et le réfrigérateur, ils devraient avoir largement de quoi pouvoir faire quelque chose… Certainement pas digne d’un restaurant, et avec une recette suivie approximativement car beaucoup d’ingrédients seraient modifiés, mais avec un peu d’imagination, l’illusion serait bonne, non ?

Les actes sont parfois bien plus révélateurs que n’importe quel geste ou attitude. C’est qu’à force, Nacre l’a bien compris avec Visha. Est-ce un mal, est-ce un bien ? Il l’ignore un peu, Nacre, parce qu’en fin de compte, il n’est jamais bien certain de correctement interpréter les mimiques du garçon ; et en même temps, il se dit aussi que s’il interprète mal, Visha sera le lui faire comprendre par… d’autres gestes sans doute ? Il a fini par s’y habituer, Nacre.

A son tour, Nacre enfile une veste, et une fois tout le monde près - juste eux deux, quoi - il ouvre la porte et laisse Visha passer en premier avant de refermer derrière eux. Léger pincement au coeur, que de voir Visha de dos. C’est que ça lui rappelle toutes ces années, maintenant, les unes après les autres à répéter ce même geste, et à le voir grandir jour après jour. On ne s’y fait jamais vraiment, n’est-ce-pas ?

« C’est qui, ce soir, qui choisit où on va ? Toi ou moi ? ».

Rares étaient les fois où Nacre donnait des réponses à choix ouvertes, parce qu’avec les jeunes, les réponses qu’il se prenait toujours, c’était des je sais pas, je m’en fous ou des haussements d’épaules. Mais ce soir, il laisse le choix à Visha. Parce qu’au pire, ce n’est pas bien grave. Autant laisser la liberté quand on le peut.

« Allez ! On fait comme ça. ». Nacre adresse un sourire bienveillant à Visha. Et il se dit aussi qu’il y a quelques années en arrière, Nacre l’aurait aidé à enfiler sa veste, à la fermer, à vérifier que ses chaussures lui tenaient suffisamment bien les chevilles. Mais, c’est qu’il devient grand, Visha, et c’est qu’il sait très bien le faire tout seul, maintenant. Nacre, il décèle la petite question posée silencieusement, à laquelle il s’empresse de réponse, du coup. « J’aimerai bien tester la nouvelle recette de Fish&Chips ! Ils le font avec de la truite maintenant. ». Quand à savoir si c’est bon… Si ça existe, c’est que ça doit l’être, et de toute façon, s’il y a de la truite, alors c’est que ça sera bon.

Et puis, il parle. Il parle de sa journée. De trucs qu’il a appris à l’école. De trucs qui, visiblement, semblent fortement l’intéresser. « Woah, maintenant que tu me le dis, il me semble que j’ai dû l'apprendre aussi quand j’avais à peu près ton âge. ». Nacre, il prend l’attitude de quelqu’un qui réfléchit. Bon, parce que ce sont des notions qui remontent à loin, et qu’il n’a pas spécialement envie de sortir des bêtises. « Je crois que ça a aussi un lien avec la lumière, non ? ». Il jette un bref regard vers la lumière ; autant celle artificielle, qu’on retrouve partout dans le bâtiment, que par les grandes fenêtres qui donnent sur un horizon infini de… Quelque chose d’indescriptible. Son attention se reporte bien vite à nouveau sur Visha. C’est que ça a un quelque chose d’extraordinaire que de l’écouter parler de ce qu’il a trouvé sympa, de ce qu’il a appris. C’est un quelque chose qui lui rappelle très brièvement de lointains souvenirs…