La soirée est jeune et la clientèle, joyeuse. On rit fort, on se tape dans le dos, on ragote et on se plaint. Le brouhaha est chaud, rassurant, on peut s'y enfoncer comme dans un bain. De temps en temps, quelqu'un monte sur la scène ouverte et la musique se taille une place de choix dans l'espace sonore, obligeant les conversations à se faire plus petites jusqu'au moment des applaudissements.
On offre un verre, ou pas, aux artistes.
Tous les verres sont offerts, pas vrai ? Mais c'est le geste qui compte, à ce qu'il parait.

Murmure a trouvé une petite table, qu'il partage avec deux gars des Sous-sols. Inconnus au bataillon, mais il s'en fiche, il les écoute parler entre eux. Pas facile d'aller là-dessous, alors il tend l'oreille pour se faire une idée de l'endroit. Mais à part apprendre que le responsable des moissons est un gros connard, pas grand-chose de croustillant.
Il se pince l'arête du nez, se frotte un peu les yeux, soupire.
Combien d'heures de sommeil cette semaine ? Trop peu, comme toujours, mais peut-être encore moins que d'habitude, cette fois. Ses yeux le brûlent, il ne doit pas y avoir que son iris qui est rouge, désormais.

Quelques notes claires tranchent l'atmosphère chaleureuse de la soirée et le volume des voix baisse instinctivement. On cherche des yeux la source de la musique, on la trouve, on se tait. Un petit bout de nuage a quitté le ciel pour venir jouer de la harpe devant un parterre de pauvres mortels.
Certains reprennent leur conversation, plus doucement, les autres regardent le musicien. Des regards intrigués, des regards rêveurs et un regard noir, fixe, qui semble vouloir dissiper ce petit bout de nuage blanc.
Ce n'est pas de sa faute, c'est comme ça qu'il regarde les gens quand il est attentif. Par en dessous et sans ciller, la mâchoire crispée. Une vraie gueule d'amour.

Avant que le morceau ne s'achève, Murmure a quitté sa place pour s'approcher du bar et commander un autre verre. Quelque chose de "frais, avec peu d'alcool et du citron". Le barman n'a qu'à se démerder avec ça. Il précise quand même que c'est "pour offrir" et jette un coup d'œil à la scène.
Aucune chance qu'il aille dire qu'il a aimé, adresser la parole en premier, il ne le fait que s'il n'a pas le choix.

Quand les applaudissements saluent la prestation, il a déjà reporté son attention sur la conversation à côté de lui et laisse le serveur faire son boulot.

Les deux à côté parlent d'un accident dans les Sous-sols, qui se serait produit 15 jours auparavant. Aucun des deux ne semble savoir vraiment de quoi il retourne, mais ça a suffisamment chamboulé leur emploi du temps pour qu'ils râlent encore à ce propos.
Murmure joue avec son verre sur le comptoir, en songeant que les accidents doivent arriver souvent dans cette partie du Bâtiment. Beaucoup de grosses installations avec du matériel industriel, c'est dangereux de travailler là-bas. Les gens se plaignent de tout et de rien, surtout quand leur petite routine dévie de sa trajectoire. L'inconnu, c'est inconfortable. Certains jours, il ne dirait pas non à un peu d'inconfort, mais lui, il travaille dans l'aile de Repos, alors rien ne fait réellement dévier son quotidien.

Une petite voix claire couvre le reste de la conversation à laquelle il n'était de toute façon pas invité, et son regard glisse sur le côté. Le vent a poussé le nuage jusqu'à lui, visiblement. Avant même de répondre, il lève son verre et vient le cogner contre celui du musicien, dans un tintement sourd.

— J'pensais pas que le barman cafterait.

Sa voix à lui n'est ni claire, ni mélodieuse, c'est un raclement difficile et grave qu'on peine à entendre dans le vacarme du bar. Et sa remarque sonne presque comme un reproche, quand bien même il n'en est rien.

—  T'étais pas obligé d'venir me r'mercier.

Non, il ne le gronde pas. Ou peut-être un peu ? Faut-il comprendre "tu me déranges pour rien, avorton" ou plutôt "De rien, c'est à moi de te remercier, ne te dérange pas pour un type random, tu l'as mérité ce verre" ? Murmure le voit dans les jolis yeux mauves du harpiste, il a laissé juste ce qu'il faut de doute pour qu'on se pose la question. Et ça l'amuse, de ne faire aucun effort pour clarifier les choses.
Il toise le harpiste, avec attention. Le détaille de la tête aux pieds. Ce n'est pas si souvent qu'il peut jauger les gens au physique plutôt qu'à travers leurs mots, il se demande s'il peut être aussi habile pour les cerner d'un regard qu'il ne l'est pour le faire en quelques phrases. Sans doute pas.

— Une harpe dans un bar... C'est pas plutôt dans l'auditorium que tu d'vrais jouer ?

Ah ben finalement, il veut bien discuter. Enfin, à condition que l'autre aime se prêter au jeu de tendre l'oreille pour réussir à entendre tout ce qu'il a à dire. Dans un coin de sa caboche, l'opérateur a lancé son compteur de "Quoi ? J'ai pas entendu". Ce soir, il se sent l'âme généreuse : il autorise le compteur à monter jusqu'à trois avant de se lever sans prévenir et de mettre fin à la conversation.

Il bouge un peu sur son siège, pour que chacun ait la place de mettre ses jambes sans les frotter l'une contre l'autre. Pour quelqu'un qui se creuse souvent la tête pour exciter des inconnus, Murmure est étrangement peu tactile. Même dans cette marée humaine, il trouve toujours le moyen de conserver cette infime distance entre lui et les autres.
La remarque du harpiste le fait rire, un peu. Un rire qui ne fait pas assez de bruit pour qu'on l'entende, parce qu'il a les cordes vocales trop abimées pour faire autre chose que souffler de l'air. Sa patronne lui a dit un jour qu'il faisait le même bruit qu'un sifflet cassé, et c'est vrai. Mais ça a le mérite de lui éclairer un peu le visage en lui faisant tout plein de petites rides aux coins des yeux.

— Eh ben putain, si on m'avait dit que les artistes c'est fait pour être un bruit de fond...

Par contre, il a pas faux : l'auditorium c'est chiant. Même pour le public, c'est chiant. On doit faire la queue, prendre place, se taire, faire un effort sur leur tenue parce que "c'est une soirée à l'auditorium, quand même".
Ça lui semble malgré tout un peu bizarre qu'une personne dont le travail est de monter sur scène préfère se fondre dans la masse et ne pas être remarqué.

— Qui sait, p't'être que t'aurais plus de verres, au contraire. Ou des conneries genre des fleurs.

Il lève son verre et le descend cul sec.

— 'Fin bref, c'était un joli bruit d'fond quoi.

Un autre musicien monte sur scène et le volume de toute la salle augmente. L'opérateur grimace, l'air agacé. On s'entendait déjà pas beaucoup avant, alors maintenant... Il se penche vers le petit bout de nuage, la bouche presque collée à son oreille, et force un peu sur sa voix pour traverser le vacarme.

— Murmure.

Sa main libre est tendue entre eux, dans l'attente.

Il loupe presque le prénom qu'on lui donne en retour.
Amusant comme la vie s'occupe de faire en sorte qu'on colle à son nom, d'une façon ou d'une autre. Lui, avant son accident, il était le gosse le plus bruyant de son étage et aimait parler pour ne rien dire. Alors comme un bug dans la matrice, le destin s'est chargé d'effacer ces lignes de codes défectueuses et de lui couper la parole définitivement. Murmure ne peut pas rire, Murmure ne peut pas crier, et ça, le feu s'en est assuré.
Mais visiblement, pour Hael les choses ont été plus douces : il a juste eu le visage qui va bien avec son nom.

La musique leur fiche enfin la paix et Murmure se redresse, maintenant qu'il n'a plus besoin de parler dans l'oreille du harpiste pour se faire entendre. Passer dans ce bar, prendre un petit bain de foule et de bruit, c'est sa façon de mettre son cerveau en condition avant le travail.
Cette nuit, il ne s'appartient plus, il est tout aux autres. Dans quinze minutes, très exactement. Alors autant commencer en se frottant au vrai bruit, aux vraies gens, même s'il serait pas contre un peu de paix.
La question lui pousser un soupir et il s'accoude un moment au comptoir en se passant une main sur le visage. Qu'est-ce qu'il en sait, lui, si ça peut arriver ou pas ? Il ne va jamais à l'auditorium. Ses yeux le brulent un peu, ça serait bien qu'il les ferme quelques heures.
Il ferme son poing et appuie sa joue dessus en toisant l'artiste un instant avant de répondre :

— J'en sais foutre rien. C'est un truc qui s'fait, nan ?

Un autre guitariste monte sur scène et Murmure grimace.
Ok, il a sa dose.
D'un geste il fait signe à Hael de le suivre et il quitte son siège. Les gens sont pas des brutes, personne ne les bouscule, mais il faut quand même se frayer un passage jusqu'à l'entrée, où ils croisent tout un groupe de clients pour qui la soirée commence à peine. Une fois dans le couloir, le bruit du bar s'étouffe et l'air est un peu plus frais. La VMC fait du bon boulot.

— On s'entendait plus penser, putain... grogne-t-il en sortant un paquet de cigarettes.

Une dose de nicotine se retrouve vite coincée entre ses lèvres tandis qu'il en allume le bout d'un geste mécanique, répété mille fois. Mauvais pour la gorge. Mauvais pour le souffle. Il en a rien à battre, s'il faut finir complètement muet ça n'affectera pas son travail.
Avant de ranger le reste, il sort une autre cigarette et la tend à Hael.

— Essaye. L'auditorium j'veux dire. Un bar c'est trop bas d'plafond pour ta musique. C'est comme foutre un piaf en cage, ça s'fait pas. Donne-lui un peu de place pour voler. Et tu les auras, tes putains de fleurs.

Est-ce qu'il va vérifier le programme de l'auditorium à partir de maintenant, pour être sûr de faire arriver un fucking giant bouquet de fleurs dans la loge d'Hael le jour où il jouera ?
Oui.
Demandez pas pourquoi.

— Mmh...

Il dirait bien "non" de but en blanc, parce que c'est vraiment pas son truc de se préparer pour une soirée. Il n'a pas menti en disant que l'auditorium c'est chiant. Mais est-ce que ça lui arracherait une fesse d'aller assister à une représentation pour encourager quelqu'un ? Sans doute pas. Lui qui espérait qu'envoyer des fleurs serait suffisant.
Est-ce qu'il n'en fait pas déjà assez, avec son métier, pour que les gens se sentent mieux ? Il va falloir qu'il fasse pareil dans la vraie vie, maintenant ?

— Si tu m'invites, oui. Mais j'écouterai depuis les coulisses.

Murmure n'est pas comme la musique d'Hael. Il est fait pour les espaces étroits ou les heures creuses de la nuit, pour passer à travers la foule sans trop s'y mêler. En plus, ça lui évitera de devoir faire un effort sur sa tenue. Mais c'est plutôt agréable de se sentir attendu. Pour une fois que ça n'est pas l'un de ses alias que l'on demande, ça lui fait bizarrement plaisir.
Il tire sur sa cigarette, puis souffle un nuage blanc au-dessus d'eux, mais pas aussi blanc que les cheveux du harpiste.

Deux clients sortent du bar en s'esclaffant, couvrant le bruit d'une vibration dans la poche du fumeur. Il est encore un peu trop tôt pour répondre, mais certaines personnes ne s'encombrent pas d'horaires. Murmure ne fait même pas mine de mettre sa main à sa ceinture. Encore 10 minutes.
Il fouille dans sa veste, côté doublure. Son COM est un peu abimé, rayé aux coins, et quelqu'un a collé un autocollant en forme coquelicot dessus, dont les bords commencent à s'écorner méchamment. Il l'ouvre, pianote dessus rapidement et le tend au musicien. Une série de chiffres apparait à l'écran.

— Mon numéro.

Pas de bafouillages, pas d'hésitation, parce qu'il ne voit pas d'autres solutions pour être prévenu d'un futur possible spectacle. Il ne s'inquiète même pas qu'on puisse le contacter pour autre chose.