Tant pis pour sa clope, elle va devoir attendre. La paperasse d'abord. Foutue paperasse qui n'en finit jamais, qui s'empile et se multiplie d'année en année, qui donne des maux de tête à tout le monde mais dont personne peut se passer.
Murmure en est venu à la conclusion que la paperasse est une drogue comme une autre : une fois qu'on commence à y toucher, ça nous bousille la santé mais on peut plus s'arrêter. Lui, il ne fout pas son nez dans les démarches administratives de bon cœur, c'est juste pour filer un coup de main à sa patronne. Voilà ce que ça donne, d'être pote avec son boss !

Il recompte : le bilan des six derniers mois d'activité, la courbe des clients actifs, le résultat du sondage du mois précédent, l'analyse des avis de satisfaction, les numéros des COM roses et les codes des opérateurs en activité... Un type le bouscule au tournant d'un couloir et il laisse presque tomber son dossier.

— Hey connard. Regarde où tu vas, putain.

Sa voix est un grondement menaçant qui surprend le pauvre type et le voilà qui file en lançant un vague "pardon, je suis pressé" en regardant par-dessus son épaule pour s'assurer qu'on ne lui court pas après. Murmure l'aurait bien chopé par le col. Mais Murmure est du genre à mordre sans aboyer, et il lui en faut plus pour montrer vraiment les crocs. Alors il réajuste les foutus papiers du dossier, maudit le pauvre type en lui souhaitant de bander mou pendant plusieurs semaines et reprend son chemin.

■

Bordel.De.Putain.De.Merde.
Encore un changement de bureau pour la nana affectée au secteur auquel il doit s'adresser. Virginie, ou un truc du genre. C'est jamais que la deuxième fois depuis l'an dernier.
Bon c'est facile, on lui a expliqué : couloir F, troisième pièce à droite en tournant après les escaliers du demi-étage.

— Quelle troisième pièce, putain ?! Y a que deux portes ! C'est un cul-de-sac ! Raah ! Ça commence à m'emmerder !

Sa tension grimpe en flèche et il tourne les talons, prêt à aller incendier le petit mec qui lui a donné des instructions merdiques.
Une vibration dans sa poche l'arrête à l'angle d'un couloir sans âme et il jette un œil.

H*rny b0y (C)
Salut princesse
T'as un moment ? Je me sens un peu seul  

Murmure prend une grande inspiration pour éviter de jeter son COM par terre. Ce client le travaille au corps depuis des semaines, sans aucun respect pour les horaires auxquels il est supposé ne pas contacter celui qu'il pense être Crystal, son opératrice attitrée.
C'est pas la première fois, Murmure en a vu d'autres : des relous qui pensent sortir du lot et avoir une touche avec leur opératrice. Sauf que ladite opératrice est un type mal luné qui pourrait tous les plier en deux et qui commence à en avoir marre qu'on le contacte sur ses heures de repos.

Murmure lâche un regard de travers, qui brille rouge sous ses grands cernes noirs.
Quoi encore ? Pourquoi est-ce que le Bâtiment entier vient l'emmerder, tout à coup ? Il veut juste déposer un dossier et aller dormir. Même s'il trouvera pas le sommeil.
Ah, c'est... Machin. Du Conseil.
Enfin quelqu'un qui pourrait se montrer utile !
Ou pas. On n'emmerde pas les membres du Conseil pour des histoires de dossiers d'activité. Mais d'un autre côté, ça se pourrait que ça aille vachement plus vite si ça passe par en haut.

Murmure louche un peu sur sa cigarette, envieux.


— La liste est longue, tu veux que j'commence par où ?

Un peu abrupt, surtout avec sa voix râpeuse et à moitié éteinte, mais pas irrespectueux. Plutôt saoulé, et à raison. Son COM vibre à nouveau et il veut pas savoir ce que l'autre excité a pu lui envoyer. Sans doute un message à l'érotisme tiède pour tenter d'obtenir une réponse alors qu'il est hors de ses horaires.
Gros soupir.

— Juste un dossier débile à déposer, pour le suivi de l'activité "Midnight Words". Mais le putain de bureau a changé de place et personne est foutu de me dire où il se trouve.

Le Conseil sait, pour "Midnight Words". Gros débat au moment de lancer l'activité, sept ans auparavant, surtout à cause des COM supplémentaires à fournir. Et du besoin d'anonymat, de protection des données, et de la publicité auprès de la population, et de la limitation d'âge, et de plein d'autres choses. Bizarrement, ça semble plus compliqué de lancer une entreprise d'émoustillage par message que d'ouvrir une maison close.
C'est d'ailleurs pour ça qu'il faut pondre un dossier tous les six mois, pour que ces messieurs dames puissent garder un œil sur tout ça.
On peut pas leur en vouloir.
Par contre, on peut leur en vouloir de déménager un service entier sans prévenir ! Merde !

Ça lui arrache un sourire en coin.

— J'rencontre jamais mes clients, normalement. J'compte sur toi pour pas pourrir le business.

De mémoire, il a pas ce type parmi ses "contacts de travail". Peut-être un de ses collègues ? Quoi que... Comment il s'appelle déjà ? Merde, ça le fait pas d'oublier les noms des membres du Conseil. Enfin, il en connait certains. Il en a même dans son répertoire. Mais ça, y a que sa patronne qui a le droit de le savoir. Clause 6, paragraphe 4, alinéa 2 et 3 du contrat. Tout ça pour dire que celui-là, il ne le connait pas et c'est pas impossible qu'ils se soient échangé des messages au beau milieu de la nuit. Tout comme c'est possible que ça ne soit pas du tout le cas.

Le dossier coincé sous le bras, il attrape sa propre cigarette.
La fin des emmerdes, enfin ? Aller, ça se fête.

— Merci. T'as du feu, ou j'en d'mande un peu trop ?

Ce type est un saint, une lumière dans cet enfer ténébreux qu'est l'aile administrative. Putain de paperasse.
Il range sa clope, prend celle qu'on lui tend et tire sur la flamme. Ça lui change un peu des siennes. Il veut demander, mais ne le fera pas. À cheval offert, on ne regarde pas les dents.

— J'ai jamais dit qu'ça l'était. Juste que j'rencontre jamais mes clients.

Cette voix, sa voix roule avec un peu plus de légèreté. Parce que ça l'amuse, cette petite justification pour se défendre. C'est pas grave si c'est pas son truc. C'est pas grave si c'est son truc. Mais maintenant, Murmure se sent obligé d'aller vérifier dès qu'il rentrera au bureau.

Hey, ils sont pas déjà passés devant cette porte ?
Ça y ressemblait vachement en tout cas.

— Ouais, et pas qu'un peu. Les gens ont b'soin de se vider sans être jugés. Et souvent, c'est pas leurs couilles qui sont trop pleines.

Poésie, quand tu nous tiens.
Murmure donne tout pour son boulot. Tellement qu'il ne lui reste pas grand-chose de délicat et raffiné quand il s'agit de faire passer ses mots de ses mains à sa bouche.

— Ben putain, si même le Conseil s'y retrouve pas...

Il s'imagine des gens mourir d'épuisement et de désespoir dans un couloir administratif désert, et qu'on ne retrouverait qu'au hasard d'un énième déménagement de bureau. En tout cas, ça lui semble possible.
M'enfin, au moins il se perd en compagnie du membre du Conseil le plus improbable qui soit. Est-ce qu'il aurait pu siéger au Conseil s'il avait été moins fatigué ? Nan, n'exagérons rien.

— J'ai écrit une lettre d'amour à ma patronne quand on était morveux. Du coup elle a pensé à moi quand elle a monté son business à la fin de ses études.

Une histoire à moitié vraie. Parce que l'autre moitié, il préfèrerait s'ouvrir les veines et aller courir à poil dehors plutôt que de la raconter à voix haute. Trop personnel. Trop fragile. Il bouffera quiconque fait mine de s'en approcher.

— Ton tour : ça t'as fait baliser d'être nommé au Conseil ou tu kiff le pouvoir ?

Il a l'impression qu'il devrait savoir un truc important à propos de ce type, mais comme il se souvient plus de son nom... Merde, c'est trop bête, il aurait pu poser une question plus intéressante, c'est certain.

Un "vous" qui sonne... Bizarrement.
Vous, la masse.
Vous, en bas.
Vous, ceux qui ne peuvent pas, qui ne savent pas.

Les membres du conseil se baladent peut-être dans le Bâtiment, mais c'est clair qu'il y a un Eux et un Vous. S'en rendre compte c'est comme redécouvrir un bouton de moustique qui avait arrêté de démanger. Ça donne envie de le gratter.

Et puis ça le frappe. D'un coup, le retour de la mémoire : ce type, c'est celui qui est allé dehors. Puis, qui est revenu.

— Chiant. Tu m'étonnes que l'Extérieur ça semble mieux.

Murmure souffle par le nez, un panache de fumée.

— Y parait que c'est mon boulot.

Le compliment lui fait plaisir, mine de rien. Il sait que c'est pour ce genre de mots qu'il a été recruté, mais il est tellement avare de ce talent à l'oral qu'il n'a pas vraiment l'occasion d'entendre quelqu'un le complimenter de vive voix. Même si c'est pour le moquer un peu.

— J'vais te croire sur parole. J'ai pas trop l'choix de toute façon, et j'ai pas envie de vérifier moi-même.

Murmure lève les yeux vers l'escalier et esquisse un sourire en coin, l'air matois.

— Tu t'fâches si j'te dis que oui ? Juste pour faire genre moi j'connais les gens du Conseil, t'as vu. Mais si c'est une pente trop raide pour tes p'tites jambes...

Il ouvre le dossier et fouille entre les feuilles avant de sortir une carte de visite et la tendre à Amarok.

— Prends au moins ça. J'veux pouvoir faire baliser ma patronne en lui disant que j'ai refilé une carte à un membre du Conseil. Même s'il la jette dans la prochaine poubelle, elle est pas obligée de savoir ce détail. Alors, quelle option est la moins douloureuse ?

C'est un peu comme choisir entre rester à l'intérieur ou aller dehors : il n'y en a aucune de vraiment confortable, juste un moindre mal.

Pas.Son.Truc. Bien sûr.
Mais est-ce que ça pourrait le devenir ? Aller, on a le droit de rêver. Murmure se dit qu'au moins, il est poli. Plus poli que ce que son allure et ses mots veulent bien laisser penser.
Il l'aime bien. Et ne lui dira jamais en face.

— Quelqu'un qui me sort du trou du cul du labyrinthe, m'offre une clope et me parle de l'Extérieur, j'appelle pas ça une boniche. Plutôt une bonne Étoile.

Ça sonnait pas si mièvre dans sa tête, il grimace un peu. Déformation professionnelle ?
La main tendue et son prénom l'arrêtent alors qu'il allait poser le pied sur la première marche. Une demie seconde, il regarde Amarok, comme s'il croyait pas vraiment qu'il puisse abattre le mur. Celui entre Eux et Nous. Ou même juste celui entre Eux deux.
Sa main se tend à son tour. Large et chaude, ferme mais sans brusquerie. Il faut bien ça pour éviter d'appuyer sur n'importe quelle touche de son COM. Le contact du cuir lui fait étrange, il n'a pas l'habitude de cette matière au quotidien.
Comment ça "il se souvient" ?

— Redoutable Amarok.

Et il rit, de ce rire de sifflet cassé, qui ne fait aucun bruit mais qui lui plisse les yeux et lui secoue les épaules.

— À l'occasion, viens m'réclamer un truc pour compenser les services que tu viens d'me rendre. Ou juste pour récupérer la clope que je te dois. Hé ! T'as mon numéro, maintenant.

Pour une fois, ce n'est pas lui qui en sait le plus sur l'autre dans la conversation. C'est nouveau.

Il se fige un instant.
Ça aussi, c'est nouveau.
Et peut-être que le manque de sommeil le fait halluciner, ou que le tabac ajouté aux trois cafés qu'il s'est enfilé depuis ce matin lui donne des palpitations. Peut-être.
Un nuage de fumée lui sort du nez et il grimpe les marches à son tour, une après l'autre parce qu'il n'a pas spécialement envie de courir. Il n'y a rien de mal à se dire des mots d'amour en bas d'un escalier, après tout, inutile de fuir la scène du crime.

— C'est vach'ment plus agréable, pourtant. Tu crois pas ?

Son sourire n'est pas charmeur, il le sait, alors il ne sourit pas. Mais arrivé en haut, il adresse un clin d'œil à Amarok avant de pousser la porte du bureau.
Sylvie est là, avec son chignon toujours fait de la même manière et son petit chemisier bien propre. Elle a l'air étonnée de le voir. Ou de voir en compagnie de qui il se pointe. Ah ça c'est sûr que ça doit faire bizarre de voir débarquer quelqu'un à qui on n'a pas donné les indications pour trouver l'emplacement de la nouvelle planque !

Le dossier tombe sur le bureau dans un bruit mou. Avec "Midnight Words" écrit en gros dessus, pas moyen de le confondre. En plus, Murmure connait Jeannine alors inutile de se perdre dans les détails.

— Livraison. La prochaine fois, une carte au trésor jusqu'à vot' bureau serait appréciée.

Il grogne, parce que même le plus adorable des sourires ne lui fera pas oublier la purge de cette marche à travers les couloirs. Corine prend le dossier avec un "je vais ranger ça" qui se passe d'excuses et la conversation prend fin. Elle n'a pas le temps de se chamailler, et lui, il n'en a pas l'énergie.

— À un de ces quatre, alors ?

Cette fois, c'est au membre du Conseil qu'il s'adresse.
Il a déjà bien abusé de son temps. Pourtant, c'est pas son genre de faire des caprices... Bah, une fois n'est pas coutume.